Nous vivons une accélération foudroyante du développement des technologies numériques et d'Internet ainsi que de leur impact sur la société et l'économie.
La moitié des métiers actuels pourraient disparaître d'ici 20 ans (Atlantico, The Economist), et ce type de prédiction n'est pas isolée. Alors qu'il y a moins de 10 ans l'on considérait la voiture automatique comme impossible, la Google Car a maintenant réalisée de nombreux kilomètres sans causer d'accidents. Une généralisation de la voiture automatique pourrait représenter un progrès phénoménal tout en causant une déstabilisation significative des industries du transport.
Cet exemple montre la progression des technologies d'intelligence artificielle et l'impact possible des technologies sur l'emploi.
Si les nouvelles technologies permettent aussi de générer des nouveaux emplois, il semble cependant que la vitesse à laquelle les nouvelles technologies changent le monde est tellement rapide, que les personnes impactés par ces changements ne pourront pas s'adapter assez vite.
D'autre part le contrôle de technologies disruptives à ce point par un nombre faible d'acteurs tend à consolider la richesse dans un nombre faible d'acteurs bénéficiaires de ces changements. Ceux-ci sont:
- d'un côté les financiers contrôlant les entreprises leaders de ces secteurs
- d'un autre côté les entrepreneurs visionnaires à la têtes de ces leaders ou créateurs de nouvelles entreprises innovantes
- finalement les individus ayants les capacités nécessaires à avoir des postes à responsabilités dans ces entreprises.
Laurent Alexandre dans son talk au TEDxParis, prend l'exemple de la valeur relative de la société WhatsApp, 55 employés, racheté 17Mds$ par Facebook et celle de Peugeot, 100 ans d'existence, 100000 employés, valant 12Mds$.
Comme l'a montré Piketty dans son livre "Le Capital au XXIème siècle", ces dernières années ont concentré la richesse chez les 1% voire 0,01% de plus riches comme jamais auparavant, les niveaux d'inégalités atteignant ceux du 19ème siècle en Europe.
Les changements technologiques disruptifs "big bang disruptions", combinés au contrôle financier peuvent faire atteindre des niveaux de contrôle de la technologie sans précédent par les leaders du secteur numérique. En quelques années les sociétés de la Silicon Valley ont pris le contrôle de nos téléphones mobiles (Apple, Google) qui sont devenus la porte d'entrée de nos vies numériques.
Les investissements récents de ces acteurs et en particuliers ceux de Google montrent une volonté de ces acteurs d'être présent dans de plus en plus de secteurs:
- Voiture automatique (Google Car)
- Santé (Apple Watch)
- Robotique et Intelligence artificielle (Achat par Google de 8 pépites)
- Energie (Google Nest)
- Amazon (livraison par Drones)
- Réalité Virtuelle (Facebook - Oculus Rift, Google Glass)
Le numérique est partout ("Software is eating the world" dit Marc Andreesen) et va avoir un potentiel impact dans l'ensemble des métiers, pouvant déstabiliser toutes les industries actuelles. En plus nous n'avons encore rien vu comme l'expliquent Erik Brynjolfsson et Andrew Mac Afee dans Second Machine Age (Voir aussi le talk TED Race with the machines).
Avec l'état de la domination de la Silicon Valley sur le reste du monde en matière technologique, un rebattement des cartes de ce type ne pourra pas avoir pour effet autre que de renforcer le pouvoir de celle-ci au détriment des autres régions du monde.
Même si nous arrivions à innover et investir suffisamment pour développer des acteurs significatifs ou conserver des leaders dans les secteurs touchés par la transformation numérique, il est peut probable que nous puissions enrayer la concentration à l'oeuvre au profit des gagnants. Une particularité du secteur du numérique et une forte tendance au "Winner takes all".
Le numérique est une infrastructure de base comme le sont l’énergie ou les transports.
Sans un accès très large aux technologies innovantes numériques de façon libre et ouverte, les distorsions économiques seront significatives.
Il est fort probable que les technologies clés, comme les infrastructures Cloud, l'intelligence artificielle, les services numériques de communication soient sous contrôle monopolistique ou oligopolistiques dans les années à venir.
Jeremy Rifkin dans son livre "Zero Marginal Cost Society" prédit une avènement des "Commons" et de l'économie collaborative, et même si de grandes initiatives sont en marche dans ce domaine, on voit surtout des acteurs numériques privés de plus en plus puissants qui contrôlent de plus en plus les outils numériques que nous utilisons. Des technologies un jour ouvertes sont "vendues" ou "financées" et petit à petit refermées.
Cependant nous avons besoin de pouvoir construire sur les innovations numériques une économie libre et ouverte. Il est nécessaire de garantir un fonctionnement le plus ouvert et libre de l'économie numérique, permettant une concurrence équitable et ouverte aux nouveaux entrants.
Nous pouvons bien sûr croiser les doigts et espérer soit disposer dans le futur de quelques leaders en Europe dans le domaine numérique ou encore que la pseudo-concurrence libre actuelle soit suffisante pour que les choses aillent dans le bon sens, mais personnellement je n'y crois pas.
Pour moi il est nécessaire de considérer le numérique comme une infrastructure et de prendre des mesures significatives pour assurer la liberté d'accès et de concurrence dans ce domaine.
Quelles sont les conséquences une fois que l'on a dit cela. Concrètement cela veut dire que l'Etat doit assurer un libre accès aux connaissances et technologies numériques, et possiblement s'impliquer et s'assurer que toutes les briques de base sont disponibles afin que les entreprises et les citoyens puissent construire sur ces technologies, que ce soit pour construire des entreprises privés, des projets associatifs, ouvert ou personnels.
Pour cela on doit protéger les acquis de "l'open" et continuer et renforcer les actions en faveur des technologies libres et ouvertes:
- Pas de brevets numériques, ce qui est le cas en Europe (mais pas aux USA), ni de combinaison de brevets incluant des technologies numériques.
- Aide par l'état des modèles d'entreprises Open (1% open proposé par WithoutModels, exemptions fiscales).
- Valoriser les critères Open Source dans les appels d'offres publics en rendant obligatoire de justifier tout recourt à un logiciel propriétaire.
- Continuation et renforcement de l'investissement par l'état dans la recherche dans le domaine des technologies numériques et publication en Open Source des briques de bases manquantes des technologies numériques du futur (Intelligence artificielle, robotique, etc..).
- Libre accès aux publications scientifiques publiés dés leur sortie de façon libre (nous en n'y sommes pas encore en France au vu de cet article).
- Garantir l'accès libre aux données et aux services par API documentées publiquement pour tout utilisateur ou client qui le souhaite et souhaite connecter un logiciel tiers.
Vous trouverez plus de propositions en ce sens sur le site de Without Models.
Vers une fin de la Propriété Intellectuelle, l'Open Source obligatoire ?
Mais il faudra probablement aller plus loin et se poser la question de la fin de propriété intellectuelle (dans le domaine du numérique), car si un temps la propriété intellectuelle a permit d'encourager la création en permettant à un créateur de "protéger" son invention afin d'avoir un revenu associé et ainsi d'avoir une incitation à créer, aujourd'hui la propriété intellectuelle est devenu un frein à la création et à la libre concurrence.
La propriété intellectuelle est un frein car on ne peut plus créer en dehors des écosystèmes actuels. Ainsi les modèles de créations doivent s'appuyer sur les systèmes existants contrôlés par des acteurs privés puissants. Les entreprises deviennent ainsi des proies faciles pour ces acteurs. Aujourd'hui vous choisissez Apple ou Google et vous obtenez une solution intégrée qui ne laisse pas beaucoup de place pour les acteurs voulant "modifier" le comportement du système, et ce malgré les App Store et le fait qu'Android soit ouvert (effectivement Google contrôle toutes les applications et les services Cloud clés dans le système Android).
La propriété intellectuelle est un frein à la libre concurrence, puisque des technologies clés sont protégées et il n'est pas possible de construire sur ces technologies sans un effort important pour rattraper le retard technologique.
Aujourd'hui la vitesse de création étant plus rapide que la capacité des individus à assimiler les changements, est-il vraiment nécessaire de favoriser la création ? Ne sera-t-elle pas largement suffisante sans ajouter une protection longue dans le temps qui donne un avantage démesuré aux leaders.
Bien entendu c'est une question complexe, car la propriété intellectuelle protège aussi les petits acteurs des grands, et le droit de "copier" risque de ne pas être suffisant, puisque le développement logiciel peut être fermé et non accessible.
Peut-être faudrait il rendre l'Open Source obligatoire, ce qui permettrait une vraie concurrence et libre accès au marché puisque de nouveaux acteurs pourraient se construire utilisant les briques développés par les acteurs leader du marché.
Évidement ce n'est pas une mince affaire même pour l'Open Source lui-même, car une portion significative du code libre à été crée par des acteurs gardant une partie de leur code privé, mais les enjeux sont significatifs, car le numérique est une infrastructure et ne pas assurer le libre accès à cette infrastructure veut effectivement dire qu'on laisse le contrôle de notre économie aux leaders technologiques.
Ce billet est aussi contribué à la consultation du CNNum.